Evin, la prison. Jour après jour… après jour…
Résumé des épisodes précédents :
Lors d’une ballade à Téhéran, je suis interpelé puis jeté en prison au motif d’une visite en Israël, avec un routard hollandais, Luuk. Complètement coupé du monde extérieur, sans moyens d’information, et après quatre jours d’interrogatoires, nous nous retrouvons donc à croupir en taule en attendant les résultats d’une ubuesque enquête portant sur notre appartenance au Mossad. Aucun espoir de sortie, on nous a tout juste notifié que notre ‘détention préventive’ pouvait durer deux mois.
Etre accusé d’espionnage (ou simplement être occidental ?) comporte au moins l’avantage d’être à l’isolement, seul en cellule. Les quartiers de mon compère Luuk sont pratiquement en face des miens, et si nous ne nous voyons pas, nous pouvons nous entendre. A date, on ne se parle pas, car les gardiens ne sont pas loin. La cellule fait donc 3m sur 1m50, et à son petit coin WC séparé, d’1m sur 1m50. Il y a un verrou sur la porte du coin WC, ce qui veut dire que les lieux peuvent potentiellement accueillir plus d’un prisonnier. Dans “le grand espace”, le seul mobilier est constitué de trois couvertures élimées et d’un tapis de moquette, grossièrement découpé, dont les rebords s’agrippent aux pieds des murs gris. On peut se dire qu’une planche en bois ou un matelas auraient été les bienvenus, mais bon, pour avoir dormi chez l’habitant, la plupart des iraniens roupillent sur un tapis, à même le sol ; pas de traitement de faveur à attendre en ces lieux.
La journée débute habituellement par la douceur de la trappe de métal qui claque bruyamment, et d’un néon qui s’allume en clignotant violemment. Deux galettes de pain, et l’accompagnement. Deux jours sur trois, c’est un bout de fromage, sinon, c’est confiture de carotte, dommage. Cinq minutes plus tard, c’est l’un des meilleurs moment de la journée, avec l’arrivée d’un thé. A siroter doucement. Le plus lentement possible. C’est le moment de checker la date : fatigué, embrouillé, dans les premiers temps de ma mise à l’ombre, j’avais entrepris de noter les jours. En découpant deux gobelets de thé en 31 lamelles, j’avais fait un petit tas avec un nombre correspondant à la date. Une chance, j’avais été arrêté le 1er janvier, un samedi, il était facile de se servir de ce point de repère… bien que je commençais à m’inquiéter des années bissextiles. Mais le vilain gardien du vendredi entreprit, malgré mes protestations, de me débarrasser de mes lamelles, et ce faisant de mon premier calendrier.
Bref, en général, confiant dans ma réputation d’indécrottable lève-tard, j’essaie alors de me rendormir. Parfois, la prière du matin est alors diffusée à fond les ballons dans le couloir. Les geôliers branchaient, je crois, une téloche, en en poussant le volume au maximum, aléatoirement pour la prière de l’aube, du midi, ou du couchant. C’est toujours les mêmes chants, mais le prêche doit varier. On en sait rien, c’est en Farsi, et il n’y a aucun musulman dans le couloir de toute façon, juste Luuk et moi. Une obligation légale en République Islamique ? Le son dégueulasse est beaucoup trop fort, grésillements et clacs s’enchainent. On entends les 5 appels à la prière des muezzins des mosquées voisines, au loin. C’est nettement plus agréable, et donne une idée de l’écoulement du temps dans nos existences sans horloges, où l’on ne distingue la lumière naturelle que 2 à 3 heures par jour. Une fois, j’ai demandé à mon gardien à quelle horaire précise résonnent ces appels. Il ne m’a pas compris, ou avait trop peu de notions d’anglais pour pouvoir me renseigner.
Vers 10h, 10h30, c’est l’heure de la sortie, “gimnastik” comme ils disent. Au début, c’est une demi-heure particulièrement agréable. Il fait frais, mais beau. Les gardiens nous sortent de cellule un par un, yeux bandés, ils nous donnent un “capcha”, une grosse doudoune plus impressionnante qu’efficace. On peut la plupart du temps relever légèrement le bandeau, pour voir nos pieds, et l’on n’est pas menotté. Il y a deux cours concomitantes, une grande et une petite, séparées d’un muret, lui-même percé d’une porte métallique au sommet d’une rampe, et cernées de murs en briques rouges dont certains atteignent à peine deux mètres de haut. Les prisonniers sont répartis entre les deux cours d’une dizaine de mètres de large, et ne peuvent à priori que marcher sur une ligne. Il y a entre trois et quatre iraniens incarcérés dans d’autres bâtiments. L’un d’entre eux semble être là depuis longtemps, il discute avec les gardes. Les autres marchent dans leur couloir, la tête baissée pour essayer de discerner leurs pas sous le bandeau. Avec Luuk, nous parvenons parfois à échanger quelques mots, lorsque nos tauliers sont de bonne humeur ou s’éclipsent, et que l’on nous sort simultanément dans la même cour, c’est à dire pas souvent. On essaie de discuter avec les geôliers aussi, mais ils possèdent à grand peine une trentaine de mots dans la langue de Shakespeare. Passé quelques minutes à m’émerveiller de sentir le soleil sur mon visage, j’essaie de courir un peu. Il faut se fatiguer, pour dormir le plus possible le soir venu, et ne pas se tourner et se retourner à la recherche du sommeil, à nourrir des idées potentiellement noires.
Passe une demi-heure. Retour en cellule. Parfois, un fruit ou un yaourt m’y attendent, que je mettais alors de côté en prévision d’un moment à occuper. J’en suis arrivé à instituer à ce moment là mon “Atelier Activité”. Les premiers jours, je m’entraine à faire l’équilibre. Merde, gamin (je mesurais alors 1m12 à tout casser, j’étais toujours le plus petit de ma classe), je faisais l’équilibre comme je claquais des doigts. Temps perdu pour temps perdu, autant essayer de me remémorer ma capacité à marcher sur les mains. J’étais en bonne voie d’y parvenir lorsque je me fis une bonne estafilade sous le pied, fin de l’aventure. Par la suite, ce fut atelier jonglage. Avec à peu près autant de succès : j’avais trois savonnettes, j’en volais une autre aux douches, puis en oubliais une. Luuk en fit de même, les gardiens ne sachant où trouver un savon me prirent l’un des miens, je maudissais mon batave de compagnon, et – jongler avec deux savons ne présentant pas grand intérêt -, je mis prématurément fin à ma carrière circassienne improvisée.
Ce moment là durait jusqu’à ce que le reflet du soleil, qui perçait les persiennes métalliques des ouvertures trapues situées au sommet d’une de mes cloisons pour étaler ses stries sur son vis-à-vis, termine sa course sur la lourde porte de métal, vers 11h30 sans doute. Enfin, les jours où la couverture nuageuse me permettait ce repère, du moins.
La bouffe arrivant tardivement, place à l’Atelier Culturalisme. Mon credo résidant dans la non-pensée absolue, de manière à ne pas m’épancher outre mesure sur ma fâcheuse condition de détenu, faire quelques exercices de gymnastique présentait un triple avantage : me fatiguer pour mieux dormir, rentabiliser mon temps (il faut admettre qu’il n’y a pas 36 moyens de le mettre à profit par ici) pour ressortir de prison fort comme un turc, et m’occuper l’esprit. A coup de 300 mouvements imposés pour chaque bras, à compter mentalement – lentement –, il y a de quoi occuper quelques heures. Armé de mes seules couvertures, je me retrouve donc à faire les cents pas en agitant mes membres rachitiques dans des trajectoires habilement calculées pour faire travailler tel ou tel muscle. Je m’inventais alors une douzaine d’exercices, plus pompes et abdos, à m’assener dans des quantités exponentielles. Jusqu’au jour où les courbatures me rattrapèrent (essayez de dormir par terre qu’on en reparle), voir même lorsque celles-ci gagnèrent chacune de mes articulations, j’occupais le plus clair de mon temps en déambulations… inutiles. En ressortant, conformément à ma physionomie pré-séante, je n’avais pas pris un gramme de muscle.
J’attendais épuisé, mais toujours en m’essoufflant et en rageant, que du clapier surgisse une barquette de bouffe en aluminium. Ce n’est toujours pas la panacée mais il n’y a pas non plus de quoi hurler à la torture. Presque systématiquement, la barquette est remplie de riz, plus exceptionnellement de lentilles, agrémenté d’une pièce de poulet, préparée différemment. Une banane, une orange ou deux kiwis. Ou parfois un yogourt (sans sucre, il faut s’employer alors à en chourer lors des tournées de thé, ou se résoudre à le mélanger au riz, ce qui n’est pas si mauvais). La qualité est basique, bien que le plat soit préparé, et non “micro-ondé” ; et la quantité y est.
S’ensuit une petite heure où je finis mes exercices. Puis une ballade, à nouveau. La sortie, bien que yeux bandée, est certes plaisante les premiers jours. Mais quand rien ne va, rien ne va. Alors la neige s’en mêle rapidement. Et à compter de mon cinq’ ou sixième jour de détention, un tapis blanc a recouvert le jaune pourrissant des feuilles mortes. Personne ne sait qu’il neige en Iran. Pourtant, Téhéran est l’une des rares capitales qui s’offre le luxe de desservir ses stations de ski… en métro.
Ca fait rire les gardiens. Moins les prisonniers, en claquettes et en pyjama. Dans un premier temps, comme les flocons s’acharnent de leur flot nonchalant, la neige n’est pas balayée. Luuk, de ses pas, écrit son nom, en grosses lettres, tandis qu’il est seul dans la grande cour. Notre geôlier s’esclaffe. Moi, je marche dans la petite cour. Trois arbres sont plantés en son centre. A mesure que je décris donc mon « double 8” habituel en cheminant entre leurs troncs, la névé, qui torture de son froid la plante des pieds chaussées de seules sandales, fond sous mes pas, devenant un cloaque d’eau glacée toute aussi blessante. Les lendemains, elle se mue en agglomérat de glace, qui s’éclate en plaques sous de petits coups répétés du pointu. Puis la nuée s’arrête, et nos surveillants dégagent à la main, à l’aide d’une large pelle en plastique, les amoncellements des jours précédents, creusant de ténus sillons. Un par prisonnier. Chacun son rang. Les arbres s’ébrouent en avalanches gelées qui choient parfois sur nos épaules. Les dernières giboulées passent. Un gardien m’offre sa pelle, et trop content de trouver un motif à m’épuiser, je balaie toute la cour. Bataille de boules de neiges yeux bandées, avec Luuk, dans le tempo qui nous éclipse à la vue des gardiens faisant leur ronde : une discipline à inscrire aux Jeux Olympiques. Cette première se conclut par un match nul, France : 3 ; Hollande : 3.
Retour en cellule, retour à mes exercices physiques. Une fois, j’ai trouvé une mouche à mon retour. La Mouche (il faut prononcer les majuscules, comme dans le titre du film de Cronenberg…). Jamais rien découvert d’aussi énervant, à part peut-être la confiture de carotte. Rien pour l’éclater : les sandales restent en dehors de la cellule. J’ai mes mains, point barre. Quand est-elle entrée ? Et surtout, plus que tout, qu’est ce qu’elle fout là ? Qu’un être vivant, libre, volant sans contrainte, choisisse de son plein gré de venir s’enfermer dans ma geôle, juste pour m’énerver ??!? Bourdonnement interminable, lancinant… Je perds des heures à la poursuivre. Combien de jours ça peut vivre comme ça, une mouche adulte ? deux ? trois ? Elle sortira pas, c’est sûr.
Elle avait disparu le lendemain, mystérieusement.
Le soir tombe vite en ces courtes journées d’hiver, la lueur diffuse que laisse passer mon ouverture se meurt et s’éteint. La lassitude s’installe, la fatigue, pas vraiment. Alors pour empêcher les pensées d’affluer, j’instituais mon Atelier Chorale.
J’avais cinq chansons à mon répertoire, dieu(x) soi(en)t loué(s). De Brassens, je possédais L’orage (classique) et Les Oiseaux de Passage, une sympa. Les Passantes, mon hymne, me revint en quelques minutes. Framboise, de Boby Lapointe. Et Cayenne, beuglée par les Amis de Ta Femme, tellement de circonstance. Le Laisse Béton de Renaud ralliait ce répertoire après quelques jours d’un intense triturage d’axiomes ; puis Hexagone : ingrat que je suis, j’insultais la France de mon trou, en attendant -Deus Ex Machina- qu’elle vienne m’en tirer. Une bonne douzaine d’autres rengaines me revinrent partiellement, dont certaines ritournelles quasi-complète. Dans mon désespoir, j’allais jusqu’à tenter de faire remonter quelques mélodies de Tryo à la surface, sans grand succès. Quelques Beatles, Doors et Ben Harper dans un anglais gloubi-boulga approximatif, comme toujours. A force de les répéter, des bribes de paroles me revenaient, par à coups. Un problème qui ne se posera sans doute jamais pour les 7 chansons connues exhaustivement, ci-dessus listées, et dont je n’oublierais plus un vers, à l’avenir. 7 chansons, ça peut paraitre peu. Mais pour ceux d’entre nous qui ne se sont pas essayé à une carrière musicale (là c’est tricher), essayez pour voir de combien d’entrées se composent votre répertoire. Texte intégral. Comme ça. Là.
Je les récitais tour à tour, sur un rythme lent, histoire de faire durer ce moment. En marchant, si possible. Continuer à me fatiguer. Luuk me piqua sans vergogne le concept. Il connaissait quelques chansonnettes, et en tendant l’oreille, je l’entendais de sa cellule. Nous fîmes quelques tentatives pour chantonner de concert, Let It Be, ou Yesterday. L’oreille collée à la trappe, j’essaie d’attraper les paroles des couplets manquants. Peine perdue, le son est trop ténu. Luuk m’apprendra par la suite qu’il ne les connaissait pas : il plaquait sur les mélodies des paroles de son crû.
Un jour sur deux, en temps normal, j’ai le droit à la douche. Là aussi c’est un chouette moment de mon quotidien. L’eau est chaude, et je peux y rester longtemps. Dans la petite cabine individuelle, on peut se désaper loin de l’œil des gardiens, heureusement. En France, pour quelques grammes de cannabis, on m’obligea à m’accroupir à poil avant d’être foutu en garde à vue. Extrêmement humiliant. Rien de tel ici, dieu merci. Les lieux sont très propres. Toutes les deux douches, je fais une petite lessive de mes affaires, avant d’en prendre de nouvelles, sèches, sur le porte-linge.
La salle d’eau fut le théâtre de ma séance épilatoire le premier samedi, au soir. Yeux bandés, on me fait asseoir sur une petite chaise d’écolier brinquebalante. Alors qu’il termine ma barbe, j’entends le barbier couper le rasoir, puis me faire comprendre, en braillant un truc et en tapotant ma moustache, qu’il souhaite savoir s’il doit la raser, ou la tailler ? Ah bah tiens, une question que j’m’y attendais pas. C’est que je m’étais laisser pousser une belle ’stache faut dire, depuis l’Irak, pour me marrer, et d’autant que l’occasion s’en présentait dans ces pays aux goûts étranges. Je demande à ce qu’on me la rase, dans l’optique d’être rappelé devant un représentant de la loi iranienne. D’abord pour ressembler un poil plus à ma photo de passeport, et ensuite, parce que, merde, un moustachu de toute façon ça fait douteux. Espion en plus. Non mais c’est juste trop cliché. Pourtant, lorsque la lame s’attaque à mon tablier de sapeur, je me met à sourire en pensant, dans le cas où je serais Clotilde Reiss-isé*, aux photos des articles d’hebdos, aux images de cet abruti de moustachu enfermé en Iran. Ca me fait curieusement rire. Je me marre nettement moins 20 minutes après, lorsque mon gardien me ramène en cellule. Ce c** de barbier m’a aussi coupé les cheveux. Enfin, un coup de tondeuse, plutôt. Merde, après m’être entiché d’une crête de punk pour mon départ, puis m’être tondu les cheveux à Ankara, je commençais enfin à avoir la longueur nécessaire pour ressembler à un vieux hippy mal soigné, juste ce qu’il me faut. Là, j’ai pas de miroir, je sais pas à quoi je ressemble, je pense pas que mon coiffeur a eu son BEP, et mon geôlier me pousse dans le couloir. Je lui demande ce qu’il en pense, “What look like ?, What look like ?”, et lui, levant le pouce en signe d’assentiment “Nooo, good ! good ! Look Germany”.
Enfoirés.
Comme toujours depuis Stockholm, ils sont sympas, nos gardiens. Bon on les connait pas très bien non plus. Ils sont deux, principaux, affectés à notre couloir, et normalement quand on est avec eux, on peut relever le bandeau, parfois complètement. Il y a un petit moustachu joufflu qui rigole parfois. Quand son visage se ferme, ses traits se crispent, ses sourcils se durcissent. Ca lui arrive s’il s’énerve, parfois, mais surtout quand il ne comprend pas. Et il ne comprend pas grand chose, en anglais tout du moins. J’essaie bien d’apprendre quelques bases de Farsi : je ne suis sorti du kurdistan iranien que depuis quelques jours, et je n’ai pas eu le temps de mémoriser plus de dix mots en perse. Mais nos deux compères ne sont pas de très bons profs.
Yacine, le second gardien, est un peu plus didactique. Yacine a donné son nom, une fois, à Luuk [bon, je vous rassure, je n’ai pas mis son vrai nom dans l’article]. C’est lui le plus anglophile de nos interlocuteurs, pas beaucoup de vocabulaire, mais une fois, il vint même en promenade avec un dictionnaire Farsi/Anglais ! C’est le plus sympa aussi, grand, pour un iranien, grisonnant, il a l’air un peu émacié mais est doté d’une sacrée poigne. Il ne se met pas en colère, souris tristement, parfois. Il adore Jean Reno, surtout dans Léon. Il aime bien la France, et son cinéma, mais pas les allemands, car ce sont des nazis. Bad nazis, au pays aryen – le terme aryen désigne originellement les habitants du coin, et a donné son nom à la nation moderne, ‘Iran’, remplaçant l’appellation antique de ‘Perse’ -. On taille pas le bout de gras autour d’un saucisson/pinard non plus, mais, de temps en temps, il peut répondre à nos questions, dont la plus redondante : “We go police ? Today ?”. C’est qu’on est pressé de se blanchir. La réponse est “No”, systématiquement. C’est lui qui m’apprends quelques termes dans sa langue, lui avec qui je mets au point le fameux no-shesh. Shesh, ça veut dire “yeux”, en arabe, me dit-il. No-shesh désigne le bandeau, qui m’accompagne à chaque sortie, qu’on accroche à la porte dès le retour en cellule. Luuk tente de tirer un peu profit de sa sympathie. Il demande un jeu d’échec, il voudrait jouer contre les gardiens, à travers la trappe. Refus amusé. Il demande un Coran, en anglais. Pas con ! S’il y a un bouquin qu’on peut nous transmettre, ici, c’est bien celui-ci. Et puis c’est pas inutile d’avoir lu le Coran une fois dans sa vie. Yacine se creuse un peu. Il lui fait comprendre qu’il va voir. Ce sera une fin de non recevoir, quelques jours après…
Notre routine est brisée le vendredi. Le vendredi, c’est le dimanche musulman, si vous l’ignoriez, Al Jumua. J’attends mon premier vendredi avec impatience. Un jour sacré, on aura peut-être droit à quelque chose de spécial, je sais pas moi, une sortie plus longue, un repas original, un atelier broderie ??!? Que dalle. Le vendredi, nos deux Thénardier sont en week-end. Le mec qui les remplace doit être le balayeur, en tous les cas ça doit pas être un gardien de métier. J’ignore si nous le rendons nerveux, mais il se comporte en véritable enfoiré. Avec lui, la sortie, c’est yeux hermétiquement bandés, sans un mot, et tête baissée, comme il se plaît à nous le rappeler avec de petites tapes sur la nuque. Le cuistot aussi est en congé, alors pour la bouffe, c’est du réchauffé. Le soir, on a un sandwich “à composer soi même”, avec quelques ingrédients froids et une pochette plastique de ketchup. Putain de vendredi.
Le premier vendredi, il me transmet un aspirateur, pour le tapis de la cellule. Il m’observe depuis la trappe du haut de la porte, celle à hauteur d’yeux, le couloir plongé dans le noir, en recul, pour que je le vois pas. Au centre de la cellule, contre le mur, la tète de l’aspirateur cahote sur quelque chose. Intrigué, il me passe mon no-shesh, entre, me fait accroupir dans le coin opposé, soulève le tapis. Découvre ma première tentative d’évasion.
Tant qu’à être un espion, autant aller jusqu’au bout du concept. Sitôt derrière les barreaux, mon idée fut d’en tester l’herméticité.
Concernant ma geôle, le tour fut vite fait. Les points de sortie : les ouvertures trapues, en hauteur, barrées à l’extérieur de persiennes métalliques, à l’intérieur d’un grillage lourd, sur des gonds, fermées d’un gros verrou. Pas beaucoup d’outils, exclues les cuillères en plastiques qui accompagnent mes repas : restent un balai à chiotte édenté, une toute petite pierre pour prier si on a perdu la direction de La Mecque, et, plus intéressant, la chasse d’eau de mon chiotte turc, une petite barre métallique griffue que je retirais en desserrant l’écrou, puis remettais systématiquement en place. J’essayais de gratter les rebords cimentés des grilles, un boulot pas discret, et fructueux au terme de plusieurs années d’acharnement, à vue de nez. Et n’est pas l’Abbé Faria (confère Le Comte de Monte Cristo) qui veut. Les bouches d’aération sur le mur opposé sont situées “en hauteur”, ce qui dans des critères iraniens s’élève aux environs d’1m90. Elles ressemblent à ces bouches que l’on trouve sur le pont des paquebots, rondes, grillagées, avec une très longue vis à la tête plastique circulaire, noire, en plein centre… J’en dévisse une à moitié (faudrait pas que la grille tombe tout de même). L’ouverture n’est de toute façon pas assez large pour que je m’y glisse, et il doit y avoir de grosses pales quelque part, mais ça me fournit une arme au cas où. Midnight Express merde. J’entreprends de tailler le manche de ma brosse à dent dans le même but, comme dans les films, lorsqu’on m’en donne une. On me la retire quelques heures plus tard : elle demeure hors de la cellule. Non, ma meilleure arme est sous le tapis. Pour vérifier, j’ai mis le sol à nu la seconde nuit. Intrigué, je vois qu’une bande de ciment traverse sa largeur, aux deux tiers de la longueur environ. Une canalisation ?, un câble ? Ca ne coute rien de gratter. Avec la barre de la chasse d’eau, en silence, j’attaque le ciment qui s’arrache en gros blocs à la lueur ténue de la veilleuse. Absolument inutile, le mortier n’excède pas 5cm d’épaisseur. Je me rends compte avec horreur qu’un mur s’érigeait ici auparavant : il y avait deux cellules en lieu et place de la mienne, sans doute sans chiottes, de 2m sur 1m50. Pour l’évasion, c’est râpé. Mais au moins, j’ai une arme : les blocs de ciment effrités, d’un bon poids, à balancer dans la gueule d’un agresseur, ou alternativement utilisable en arme de poing, enfermés dans un sac plastique renfermant originellement le petit déjeuner (et j’en ai plein ma cellule, alors en grève de la faim, je stocke mes petits déjeuners dans le coin le plus éloigné et hors de vue de la porte). Néanmoins, j’ai la quasi certitude que l’usage d’une arme se retournerait contre moi une fois arrachée : je me sens bien incapable d’y avoir recours sérieusement. Mais bon. Cela doit de toute façon demeurer caché. Je remets donc les blocs de ciment en place, grossièrement, comme si le ciment s’était fendu puis pété à force de marcher dessus. Le gardien du vendredi tombant dessus, alla chercher un outil contendant, arracha les derniers amas de béton, emballa le tout dans un grand sac et m’en débarrassa. Sans que j’en sois chagriné : passés les premiers jours, je ne me sens pas mon intégrité physique menacé.
Ne m’attendant pas non plus à l’intervention d’un hélicoptère Apache et d’un commando de secouristes sur-armés, une tactique un peu éculée en Iran, je scrutais les frondaisons des murs de la cour autant qu’il m’était possible. Nos bâtiments en barraient un plein côté. Les murs dans la largeur renvoyaient, d’un côté, vers le bâtiment où la police nous interrogeait, de l’autre dans l’allée principale à priori. Le mur dans sa longueur était le plus prometteur. Une antique machine à filtrer l’eau hors d’usage était apposée contre ses briques dans la grande cour : trois bonds, et je jouais les filles de l’air. De la petite cour, moins surveillée, je pouvais grimper facilement sur la rampe, puis de là sauter, d’une traction, sur le muret séparant les deux espaces de promenade. De l’arrête de son sommet, je pouvais ensuite facilement courir jusqu’au grand mur, et le franchir à son tour. Pour trouver quoi, derrière ? Un geek désarmé en cavale dans une prison perse, vous lui donnez combien de temps ? Si je sors en pyjama-sandales sous la neige dans un pays où personne ne parle anglais, je cherche à contacter l’ambassade où à franchir une frontière en stop ? Bon de toute façon il me faut déjà vérifier du mieux que je peux : tandis que les gardiens tournent dans la grande cours, je me hisse le long de la rampe d’accès, soulève mon bandeau et enfile mes lunettes d’un même mouvement. Il y a un bâtiment en construction au loin, à 5km environ. Très haut, il ne ressemble en rien à un bâtiment carcéral. Mais entre les deux affleure le sommet d’un autre mur ; difficile à évaluer avec la distance, mais il doit faire au moins 4m de haut. Je te parie qu’il n’y a pas de prises là-dessus.
Pas d’affolement de toute façon. Les évasions, c’est pour les désespérés. C’est “au cas où”. Au cas où on commencerait à m’expliquer que je vais rester ici 10 ans. Entretemps, autant faire des trucs utiles dans ce sens, donc repérer au maximum les lieux. Malheureusement, à compter du 5 janvier, mon quotidien allait se réduire drastiquement à tourner sur le triangle cellule-cours-douche, la salle d’eau attenante au carré des gardiens. On passe le 10 janvier : entre ma web-absence, la récupération de mon passeport, les témoins que la police voulait contacter pour l’enquête, mes vieux doivent être avertis, l’ambassade sur les rangs. Ce n’est qu’une question de temps. Tenir 2 mois, après, on verra. J’ai conscience que soixante jours à ce train là, ce sera dur. Putain, il me faudrait un contact avec l’extérieur, rien que ça, l’ambassade. Ne PAS penser.
Là.
Mieux…
J’y mets de l’application, mais le soir venu, tandis qu’on me réclame ma barquette en aluminium vidée de son riz-poulet, c’est pas évident. La nuit est tombée depuis un bout de temps. J’ai chanté, toutes mes chansons, trois fois, j’ai fais des exercices à la con, j’ai même jonglé, je viens d’aller pisser (20 secondes d’occupées), j’en ai vraiment marre. Bordel que ces journées sont longues, sans un bouquin. Longue et lente, comme cette article. Je passe la ou les deux ultimes heures me séparant du second et dernier service de thé généralement assis sur mes couvertures. A laisser un peu plus libre cours à mes pensées. Bien obligé. Je pense à mon blog, c’est con de couper maintenant, tiens, ça commençait à décoller. Faudrait que je fasse ça, et ça, et ça, à ma sortie (je n’en ai rien fait) (et pour la petite histoire, je l’ai complètement abandonné par la suite, après avoir cramé mon PC). Je vais avoir un bel article à faire. Peut-être deux. Je ferais des grosses vannes à base de confiture de carotte. Essaye de penser à autre chose qu’à la taule, stp. Alors j’égrène dans ma tête le nom de toutes les villes, de tous les boss de Final Fantasy 7, un vieux jeu-vidéo. Je dresse des listes d’armées à Warhammer, un jeu de stratégie, avec des estimations erronées en points de la valeur de mes troupes : je ne connais plus les dernières règles par cœur, comme il y a dix ans. Je cherche à me souvenir de tous les châteaux, toutes les créatures d’Heroes of Might and Magic 2. Je pense aux prisonniers politiques, non loin, je me dis qu’ils savent pour quelles nobles raisons ils sont là, qu’ils n’ont pas d’espoir de sortie. Je verserais une petite obole à Amnesty International en sortant quand même (faîtes-en autant si vous me lisez). Ne pas penser à la prison, bon sang. Je reprends les étapes de mon voyage, posément, unes par unes, en faisant remonter des images. Je me bénis d’avoir fini Le Père Goriot le 31 décembre au soir, tard dans la nuit. Si je n’avais pas eu connaissance des 100 dernières pages, ça aurait été un cauchemar intolérable que d’attendre ici. Je remets en usage un exercice que je faisais quand je m’ennuyais sur les bancs de l’école puni au premier rang : les racines carrées mentales, jusqu’à la seconde décimale. Racine carré de 2 731 034 ? entre 1652,58 et 1652,59. Un bon quart d’heure / vingt minutes de gagné avec ces chiffres.
Chaï (thé). Pour sucrer le thé, les iraniens mettent un bloc de sucre aggloméré entre leurs incisives, puis aspirent le breuvage bouillant du bout des lèvres. Je préfère chourer une cuillère en plastique et sucrer mon thé, à l’ancienne. On peut leur reconnaître qu’ils ont un bon thé, en Iran, et en prison c’est le même. Le verre en plastique se gondole sous le poids de l’eau brûlante. J’attends qu’il refroidisse. Attendre encore. Encore combien de temps ? Connerie de photos d’Israël : je pense que j’ai laissé le répertoire multimédia ouvert, j’avais repris les illustrations d’un article du blog la veille. Ou peut-être même que c’était sur le bureau. Pourquoi j’ai pas pris 20 minutes pour faire un zip de tout ça ?, avec un mot de passe ? Renommer le fichier “system.dll”, le planquer dans un répertoire de Program Files ?
J’essaie de ne pas penser, tandis que j’aménage une couchette avec mes trois couvertures. Dormir. Pas penser. A mes parents, ce qu’ils doivent vivre. A ma famille, mes amis… Ca fera marrer tout le monde quand je serais de sortie. Corniaud. Ne pas penser à Luuk, qui fait son lit à quelques mètres d’ici. Se dire qu’il vit ça par ma faute, quelque part. Parce que j’ai pas fait assez gaffe. Le gardien passe le voir, récupère sa brosse à dent, éteint sa lumière, ils essaient de se comprendre pour le chauffage. Il faut couper le chauffage. On pèle en hiver, mais c’est toujours mieux que de s’endormir dans ce vrombissement. Des fois, ils nous entendent, d’autres fois, tant pis.
Il passe, éteint, la veilleuse prend le relai de sa lumière maladive. Je me couche. Fais chier… une clope. Au moins ça. Je clame à haute voix : “Je suis en taule en Iran, et y a même pas un connard pour me vendre du chit ?”. Seul l’écho répond. Connerie de photos. Connerie de prémonitions, dans la bagnole, devant le commissariat : “Au pire, ils me collent deux semaines à l’ombre”.
J’ai un nouveau calendrier. Tous les matins, en me levant, et en attendant que mon thé refroidisse, j’allais dévisser l’écrou de la chasse d’eau, je saisissais la petite barre de métal, et j’éraflais d’une barre la peinture du mur, discrètement, en secret, au dessus de la porte de mon coin WC.
Et tous les soirs, en me couchant, je m’impatientais d’ajouter une barre le lendemain. Mais non, ce serait seulement demain matin, mon p’tit plaisir. Demain, je graverais une nouvelle barre, toute seule, après le troisième bloc : demain, le 16 janvier. Ca fera quinze jours que nous sommes là. Quinze barres.
Quinze de ces longs jours interminables. Sans nouvelles de l’extérieur.
Quinze jours où je n’ai vu, pratiquement, que ces six mètres carrés.
Cela fait dix jours que je n’ai pas rencontré la police.
Rencontré qui que ce soit.
Parlé.
Bonne nuit.
* Pour ceux qui ont la mémoire courte, Clotilde Reiss est cette étudiante Française accusée d’espionnage en Iran en juin 2009, emprisonnée, puis cloitrée 9 mois dans l’enceinte de l’Ambassade de France en Iran. Cet épisode avait été fortement médiatisé, renforçant sa situation d’otage politique.
Evin est très probablement le nom de l’établissement pénitentiaire où j’ai été enfermé.
<<< ARTICLE 1 <<< >>> ARTICLE 4 >>>
Mana Neyestani a publié en 2011 « Une Métamorphose Iranienne » (Editions Ca et Là), où il raconte son séjour dans la même prison d’Evin. En 2006, son dessin d’un cafard utilisant un mot Azeri lui vaut trois mois de taule. Il connaîtra ensuite d’énormes difficultés, lors de sa fuite, pour trouver un pays d’accueil, la France lui accordant le statut de réfugié politique en 2010.
Allez en apprendre plus sur sa bande dessinée, et n’hésitez pas à vous la procurer ;).
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Putain quel délire tout ça quand même! J’ai suivi que vaguement tout ça via Twitter entre autre, et lire tout ça, c’est encore autre chose bordel!
J’imagine qu’écrire tout ça fut long mais les souvenirs ne devaient pas manquer -_- enfin ca ne m’étonne pas de toi, toujours à te fourrer où il ne faut pas xD Bon ca fait un bail que je t’ai pas croisé, au plaisir Doud !
Je me repete mais…La suite! La suite! La suite! :)
oui , vivement la suite , Doudou tu as vraiment une bonne plume , à quand le roman et le film ? tu vend les droits? :p A part l’ennui permanant tu as finalement pas été trop mal dans cette prison , avec ce qu’on voit a la TV on pourrait crorie que dans ces pays c’est plutot chaud mais il n’en est rien au final
Sinon t’es joueurs de warhammer? (c’est quoi ton armée ?) je t’aurai plutot vu MDJ sur donjon et dragon a hurler les cris de monstres debout sur une table.
Ah et aussi , vas y énumère la liste des boss de FF7 , pour voir :p
Merci pour ce témoignage. hallucinant. C’est pourtant une région qui m’attire énormément niveau culturel mais les occidentaux ne sont pas les bienvenus.
C’est sûr que ce sera moins galère quand les changements politiques se produiront. M’enfin sur ce plan, c’est pas pour tout de suite…