Le Memoriam d’Halabja se découpe sur les montagnes kurdes
La Région Autonome du Kurdistan est aujourd’hui devenu l’endroit le plus sûr d’Irak, et commence difficilement à s’ouvrir au monde et au tourisme. Elle dispose d’un véritable statut “à part” dans cette région du monde, depuis 1991 et le soulèvement contre le régime baasiste. Quelque peu protégée par les américains, elle s’est dès lors dotée de sa propre assemblée, son premier ministre et son gouvernement, son armée (les “peshmergas”, littéralement, “ceux qui font face à la mort”), son administration, son drapeau, et elle délivre ses visas. “On n’a plus que l’argent qui est irakien”, se voit-on dire dans les rues.
On s’en rend compte dès ses premiers pas dans cette autre Irak. Dans la ville de Zahko, les passants flânent le long des rives du Khabur, jusqu’au Delal Bridge, un pont jeté là il y a si longtemps qu’on en ignore qui l’érigea… et surtout comment, vu les énormes blocs de pierre qui composent ses arches. Le folklore local veut que son architecte eût les mains coupées pour l’empêcher de reproduire un tel prodige.
L’antédiluvien Delal Bridge serait peut-être romain. Ou peut-être pas.
Les allées du bazar de Dohuk confirment cette impression de sécurité. Les hommes marchandent et s’interpellent dans leur langue chamarrée. Nombreux sont ceux qui revêtent l’habit traditionnel, une sorte de combinaison de parachutiste de la Première Guerre, d’un seul tenant et fendue sur tout le torse, brune, kaki ou bleue, enserrée dans une large étoffe à carreaux à la ceinture. Ils sont coiffés d’un turban noué autour d’un kilaw, un bonnet tressé traditionnel coloré qui diffère selon chaque tribu.
En pratique pourtant, la différence avec l’Irak arabe reste ténue : la caste politique fermée et conservatrice est basée sur un système clanique, gangréné par la corruption, immobiliste. Le corpus législatif diffère peu de celui de la nation irakienne. Mais les kurdes sont heureux de cette semi-indépendance, d’abord parce qu’ils se sentent moins menacés, peuvent parler et enseigner dans leur langue, et jouissent d’une sorte de reconnaissance officielle.
Amadiya trône dans son cirque de formations rocheuses.
Depuis Dohuk, et l’escapade à Lalish accomplie, cap sur Amadiya. L’ancien village fortifié a été victime de l’urbanisation moderne, et ne présente aucun intérêt. Mais le promontoire sur lequel il est sis domine une étroite vallée vallonnée ornée d’une couronne de montagnes élancées. On se croirait dans la paume d’une main titanesque… Premier contact avec ce qui fait la richesse du Kurdistan : sa nature sauvage et riche, ses paysages à couper le souffle. On les retrouve à l’Est d’ici, le long de la Hamilton Road, chef d’œuvre d’ingénierie du début du XXème siècle qui relia la Perse au bassin méditerranéen. Elle court au fond du Grand Canyon du Moyen Orient, s’agrippe à ses parois le long des 12 km qui le compose, puis lutte sur un long plateau hérissé de crêtes rocheuses hostiles, s’élevant progressivement jusqu’au poste frontière avec l’Iran, où des préfabriqués et de tristes bâtiments bétonnés insultent les cimes couvertes de neiges éternelles et les glaciers millénaires.
La tension aux frontières rappelle la fragilité de la situation locale. Les volontés émancipatrices kurdes passent très mal chez les voisins iraniens, turcs et syriens. Ainsi, si les autorités de la région autonome n’affichent aucune proximité avec le PKK ou les autres indépendantistes, elles sont régulièrement accusées de leur servir de base arrière, et à ce titre les escarmouches, intrusions et bombardements frontaliers sont légions.
La Hamilton Road ramène justement à Erbil, “capitale” de la région. D’ici on gagne Suleymaniyah, une ville importante réputée pour son ouverture d’esprit, sa modernité et sa scène culturelle. Le jeune Ibrahim en témoigne, traducteur pour les soldats américains, il a dû fuir Bagdad sous une avalanche de menaces, pour la Syrie tout d’abord, puis pour revenir travailler au Kurdistan.
Le must-see, c’est l’Amna Suraka, ou Red Security. QG local du Mukhabarat, le KGB de Saddam Hussein, on y a torturé et exécuté sommairement des milliers de dissidents politiques. Elle est devenue Bastille des kurdes lorsqu’elle fut prise d’assaut par les révoltés en 1991. La façade rouge du bâtiment rappelle la violence des combats qui y firent rage, criblée d’impacts de balles et de traces d’explosions. C’est maintenant un Musée des Crimes de Guerre d’où l’on ressort secoué, habité des images de cellules exigües et de la cruauté inhumaine des bourreaux.
Bullet holes sur le symbole de la tyrannie.
S’il y a bien une chose qu’on a appris avec nos copains allemands, c’est que ce qui est plus marrant qu’une bonne guerre bien horrible, c’est de se faire une autre bonne guerre bien horrible. Les kurdes ont appliqué ce chouette théorème à leur manière… Trois ans après s’être libérés des baasistes, le PUK Suleymaniyien et le KDP du nord du pays s’écharpaient donc joyeusement dans une guerre civile. Le KDP vint déloger son rival de son bastion en 96 avec l’appui… de l’armée irakienne. Le cessez-le-feu n’intervint que deux hivers plus tard.
Suleymaniyah est aussi connue pour sa forte communauté chrétienne. John en est. Iranien d’origine, et fraîchement diplômé d’anglais, il vient d’émigrer ici à la recherche de travail à peine sa vingtième bougie soufflée. C’est un sacré gaillard de presque 2m de haut, doté d’un américain parfait, boxeur, et talentueux violoncelliste, entre autres instruments… mais qui s’effondre à la troisième bière. En Iran, il a invité sa petite-amie potentielle à sortir. Se baladant seuls, ils furent arrêtés par la police, et jetés en prison le temps d’une nuit, pour offense au bonnes mœurs. Il ne la reverra plus jamais.
Non ce n’est pas John, mais un autre violoncelliste, yezidi.
Il voudrait s’en aller outre-atlantique, excédé, me confie-t-il, par la bêtise des siens. Il n’est pas le seul subjugué par le rêve américain, ici, le libérateur est acclamé. Souvent, le portait de Bush-fils côtoie celui du “président” Barzani. Les grandes marques des States cristallisent la popularité, et les pseudos-artistes américains cartonnent dans les téléphones portables (ne vous aventurez pas à parler des Ramones ou de Johny Clash quand même, ici, on s’arrête à 50 Cents et Mickael Jackson…). Nulle part la bannière étoilée n’a flottée avec tant d’allant.
Allons, une ultime étape pour mieux comprendre ce Kurdistan.
Halabja. Ce nom fait frémir plus d’un kurde. Le 16 mars 1988, au matin, les troupes baasistes encerclent cette ville frontalière tenue par les combattants islamistes iraniens, forte de quelques dizaines de milliers de civils. Les bombardements durent une poignée d’heures. L’accalmie, très brève. Puis l’aviation s’acharne longuement sur la cité avec un cocktail d’armes chimiques variées. A voir les photos de vaches grasses foudroyées dans les prés environnants, on ne donne pas cher de la peau des enfants d’Halabja. Les habitants s’effondrent en suffoquant dans les rues, brûlent, étouffent, meurent. Les chasseurs mitraillent ceux qui cherchent à trouver refuge dans les montagnes.
Parmi ces 5000 noms gravés dans le marbre, il en est un cerclé de vert. Celui d’un enfant qui a survécu, et dont on n’a découvert l’existence que très récemment.
Au terme de ce 16 mars, près de 5.000 corps s’entasseront dans la fosse commune. Plus de 10.000 victimes souffriront voire succomberont dans les hôpitaux iraniens. Les survivants, les amputés, les grands brûlés, vivront sous les tentes des camps de réfugiés pendant quelques années.
Les photographes sont arrivés deux jours après, témoins des morts jonchant les rues, des familles fauchées dans leur fuite, des pères couvrant leur enfant de leur corps, des yeux révulsés et des peaux calcinées, auteurs de clichés effroyables qui couvrent les murs du Memorium. La communauté internationale ne dit mot. L’ONU se tût.
n0 c0mment...
Pendant les trois années suivantes, Saddam et son triste frère “Chemical Ali” eurent encore tout loisir de porter à 5.000 le nombre de villages kurdes détruits, à 182.000 meurtres le compte des victimes du génocide.
Premier billet que je lis du début à la fin.
Force est de louer tes talents d’écriture cher ami !
J’espère que tout se passe bien, enjoy it et à bientôt !
Ah bah je suis bien honoré de vous compter parmi mes lecteur sieur Benchem :)
J’espère que qd à vous vous survivez à la vague de froid qui frappe nos septentrionales contrées :)… au chaud dans la Titine…
Bisou,
Très belle région. J’aurais aussi aimé visiter Bagdad avant que la ville soit dévastée. Quel dommage !
Oui, pour Bagdad, il faudra encore patienter quelques années…
Pour plus d’infos sur la région, et de très belles images, allez voir le webdoc de Louis Villers : http://webdocu.fr/webdocumentaire_paris_match/kurdistan_chretiens_irak_2.html
Salut espece de Boulet , je pense que tu es rentree as tu recu ton ordinateur?
T’as lu tout l’article ou tu as cliqué sur « Commenter » sans faire exprès ??!?
(d’ailleurs si tu pouvais me créditer d’un « ée » à « rentrée », ça m’arrangerait, il y a des détails de mon intimité que j’aimerais bien garder par devers moi, si j’ose dire…)
Le PC ne m’est arrivé qu’hier, ce qui te laisse la possibilité de tonner -au choix- sur les fonctionnaires des services postaux, ou sur Frida…
MerciBisou !